Monográfico - Revista F@ro Nº 12

Les territories de l'entre-deux

Bernard Ecrement*
Universidad de Paris XII

Recibido: 01 de abril de 2010
Aprobado: 10 de mayo de 2010

Résumé

Si l'espace caractérise le nomadisme, il implique l'absence de limites spatiales et temporelles. L'apparition d'une culture sédentaire repose pour l'essentiel sur la parcellisation de l'espace et la formation de territoires, légitimés par une articulation formelle de l'espace et du temps.. Ainsi passe-t-on de la Préhistoire à l'Histoire dont la frontière est le signe emblématique, mais aussi le théâtre privilégié, d'histoires territorialisées de sinistres mémoires.

Pour Jean-Luc Nancy «La figure frontière est l'instrument et le lieu d'une dialectique du partage et du passage».

C'est le point de départ de l'idée de Territoires de l'Entre-Deux, métaphore moderne d'espaces frontaliers, dont les exemples comparatifs et emblématiques sont Bruxelles et Montevideo.

Enfin, ce travail se propose de poursuivre la réflexion, à partir d'autres exemples et des propositions de travaux et d'échanges, dans la perspective d'une démarche collective et multiculturelle.

Mots-clés: territoires / Entre-Deux / nomadisme / frontière.

Abstract

If space characterizes nomadism, it implies the absence of spatial and temporal limits.The appearence of sedentary culture rests essentially on the splitting up of space and the formation of territories, legitimated by a formal link between space and time.Thus one passes from Prehistory to History, where the border is the emblematic feature, but also the privileged setting of infamous territorialized events.

For Jean-Luc Nancy «The border figure is the instrument and the location of a dialectic of sharing and passage».

It is the starting point of the idea of «Territoires de l'Entre-Deux» («Intermediate Zones»), a modern metaphor of frontiers zones, whose compartaive and symbolic examples are Brussels and Montevideo.

Lastly, this study proposes to continue the reflexion, drawing on other examples and the proposed projects and exchange programs, from a collective and multicultural point of view.

Key words: territories / Entre-Deux / nomadic / border.

La formule des «Territoires de l'Entre-Deux» peut difficilement se définir comme un simple concept «nouveau», inspiré par une des nombreuses disciplines des sciences humaines qui se réfèrent aux multiples acceptions de la notion générale d'espace. Cette difficulté s'applique aux tentatives de pluridisciplinarité telles que la géographie associée à l'histoire, les sciences politiques à la recherche désespérée de lettres de noblesses philosophiques, sans oublier les tentatives, souvent maladroites, des praticiens de l'urbanisme et de l'aménagement, à la quête d'une légitimité intellectuelle et professionnelle, qui sublimerait le discours et les pratiques politiques, face à l'évolution historique de nos sociétés.

La genèse et le sens de cette formule de l'Entre-Deux, ne peuvent se justifier des seules origines intellectuelles, philosophiques ou géohistoriques classiques, voire académiques?

En fait, il s'agit bien d'un  métissage insolite de ces trois domaines. C'est le fruit d'une pérégrination personnelle, à travers l'ensemble des sciences humaines disponibles et en mutations, doublée d'une longue expérience professionnelle diversifiée et totalement ouverte sur un monde en crise permanente.

Cette présentation n'est qu'une esquisse de ce que pourrait être le concept des «Territoires de l'Entre-Deux». J'utiliserai à dessein dorénavant le terme de «concept», pour rester dans le référentiel académique et culturel commun, qui préside aux débats qui débutèrent cet été à Montevideo, en 2009,  et qui devraient naturellement se développer dans une phase ultérieure, constructive et comparative, avec la participation d'autres représentants, de lieux proches du concept de l'Entre-Deux.

Pour structurer notre démarche il est utile de revenir, au préalable, sur certains principes qui président aux développements des sciences humaines modernes. L'approche à priori pluridisciplinaire de l'Urbanisme et de l'Aménagement des territoires, permet des raccourcis, qui ne sont pas sans ambigüité, mais qui ont le mérite de la simplicité.

L'Urbanisme repose donc sur trois piliers indissociables: L'Espace, le Temps et la Pluridisciplinarité.

Cette formule lapidaire, n'est pas sans rappeler la définition et les règles d'écriture du théâtre grec antique, liant, dans une parfaite unité: le Temps, le Lieu et l'Action.

Cette règle sacrée «des trois unités», appliquée à l'urbanisme et à l'Aménagement des territoires, est particulièrement malmenée depuis prés d'un siècle. Cette dégradation s'accélère avec la désarticulation du binôme «espace/temps» et la désorganisation permanente de nos institutions et de nos savoirs, à travers l'apprentissage délicat de la pluridisciplinarité.

C'est ainsi que l'ensemble des territoires qui composent l'œkoumène, n'est qu'un réseau anarchique, anachronique, voire exotique, dont la fragilité n'a jamais été aussi perceptible et surtout mal vécue.

A cela s'ajoute une dérive temporelle quasi incontrôlable par le développement exponentiel et anarchique des modes de déplacements et de communications, ainsi que les difficultés de respecter les séquences naturelles du temps: passé / présent / futur, et sous d'autres formes plus économiques, les longs / moyens / courts termes.

Quant au troisième terme, qui associe la pluridisciplinarité à l'action, qu'il se nomme, savoir, mémoire, culture, management, gouvernance, enseignement et pratique professionnelle, il semble difficile d'y retrouver la sérénité du temps où l'enseignement classique des «Humanités»[1],  régulait les évolutions de nos sociétés humaines en crises récurrentes et  conflictuelles.

Devant un tel bilan, qui peut prétendre disposer aujourd'hui de la «Pierre Philosophale» [2] contemporaine et universelle, permettant la maîtrise et la régulation d'une culture collective à vocation universelle.

Il paraît nécessaire cependant de réinventer, non pas des «Humanités postmodernes», comme certains esprits réactionnaires semblent convaincus, mais des lieux de régulations, d'innovations, d'expérimentations et qui ne seraient pas au départ, de simples duplications des institutions internationales, complètements paralysées par leurs représentations, leurs finalités et leurs modes de fonctionnements.

Schématiquement la démarche doit pouvoir s'articuler autour de deux exercices simultanés de transdisciplinarité  (et non pas de pluridisciplinarité, dont l'usage abusif, a transformé en simple empilement des disciplines et en guerres des égos des représentants de ces mêmes  disciplines)

La première démarche serait d'articuler la réflexion philosophique, à l'œuvre dans le monde contemporain, avec l'ensemble des sciences humaines, dans un processus d'enrichissements croisés et dans des «espaces/temps» appropriés à chaque démarche, pour se préserver de toutes sortes d'académismes ou de corporatismes sclérosants, à prétentions universelles.

La seconde démarche reposerait sur une approche pragmatique inspirées des méthodes de «géohistoire comparée»[3], décrivant la formation d'espaces interstitiels dans les sous-ensembles géopolitiques (ou «régionaux» dans le langage diplomatique) qui composent aujourd'hui l'œkoumène. Par exemple: la Communauté Européenne et le Mercosur, ainsi que toutes les tentatives régionales de la planète qui expérimentent des formes adaptées de marchés économiques et financiers régulés ou les transformations des systèmes politiques à statut fédéral (U S A, Espagne, Russie et demain la Chine et l'Inde et peut-être un jour prochain, l'ensemble du continent africain).

Ces mouvements d'apparences désordonnées inventent des «moments» (G8, G20, G27, etc.) ou des «espaces» (géographiques ou urbains) interstitiels, bénéficiant de formes d'immunités diplomatiques (ou économiques, financières, militaires, culturelles, etc.) provisoires ou en cours de construction.

La première difficulté de cet exercice, mais aussi l'élément le plus opérationnel est la notion même de frontières et non pas de territoires, lesquels fondent, pour l'essentiel, les sciences politiques classiques.

La philosophie contemporaine s'évertue à sortir des formes d'autorités culturelles et médiatiques des idéologies philosophiques et politiques, qui occupèrent les trois derniers siècles du monde moderne, avec ses cortèges de conflits territoriaux et de massacres ethnoculturels et dont les frontières ne furent souvent que de futiles prétextes (guerres mondiales, coloniales, dictatoriales, religieuses, ethniques.).

Rappelons que les trois dernières guerres européennes et mondiales, celle de 1870 (la Commune de Paris), celle de 1914/1918 et celle de 1939/1945, lesquelles firent, au total,  prés de 70 millions de morts, civils et militaires, soit la population actuelle de la France.

Mais cela n'a pas empêché, Charles de Gaulle et Konrad Adenauer, d'échanger le baiser de paix: une première fois en France, le 14 septembre 1958, et une seconde fois à Bonn, capitale provisoire de l'Allemagne, le 4 septembre 1962.

De cette rencontre historique est né le premier et véritable Territoire de l'Entre-Deux: Bruxelles.

Ce territoire n'était pas une simple reconnaissance de la neutralité relative de la Belgique, mais la seule ville de Bruxelles, qui  s'est imposée, comme la métaphore d'une Europe en recherche de coopération, dans une perspective de solidarité et d'unification. 

Les anciennes frontières guerrières de cette partie de l'Europe se sont évaporées, malgré les traces douloureuses qui alimentent en permanence son actualité. Rappelons rapidement le «lime»[4] romain, les frontières fluviales du Rhin, du Danube et des rivières Oder/Neisse, les limites frontalières des montagnes des Vosges, des Ardennes, des Alpes, des Pyrénées, de l 'Oural, sans oublier les frontières militaires, la ligne Maginot, la ligne Siegfried, le Mur de l'Atlantique, le Rideau de fer et son mur de Berlin, (ainsi que sa  copie conforme:  le mur de Cisjordanie).

Ainsi les frontières historiques de l'Europe, par la volonté de ces deux hommes visionnaires, se sont sublimées en un espace, non plus fortifié, mais comme un espace ouvert d'échanges et de rencontres, et le lieu d'une gestation délicate et longue, dans la mesure où il ne s'agit plus de liquider le passé mais de construire un avenir viable et évolutif.

Le fil conducteur de cette nouvelle démarche est bien résumé par le philosophe Jean-Luc Nancy (5), avec cette citation, qui à mes yeux, est fondatrice du concept des «Territoires de l'Entre-Deux»:

«La frontière est un tracé,

et ce tracé est celui d'une ligne par laquelle et sur laquelle

doivent s'opérer simultanément le partage et le passage.

La figure frontalière est l'instrument et le lieu

                        d'une dialectique du partage et du passage.»

Jean-Luc Nancy, Europe, R. Laffont, 2000

C'est le 27 mai 2005, à Montevideo, que furent exposés, pour la premières fois, les linéaments du concept de «Territoires de l'Entre-Deux».

Il aura fallu quatre années de découvertes de l'histoire géopolitique de l'Uruguay et de l'Amérique du sud, de comparaisons géohistoriques, quant aux genèses singulières des concepts de la Communauté Européenne et de celui, naissant, de Mercosur. Ce travail fut largement inspiré d'échanges, avec la complicité de Fernando Lema, et surtout à travers une collaboration soutenue avec Carina Nalério, dans le cadre de ses travaux de doctorat entrepris à Paris, autour de la Prospective, tant à l'Institut d'Amérique Latine qu'à la Sorbonne.

Je me propose de retracé rapidement le cheminement intellectuel poursuivi pendant cette longue période d'incubation, qui mettra en évidence cette méthodologie transdisciplinaire fondée essentiellement sur la Géohistoire comparée et de quelques autres techniques telles que la Chronotopie[5], la Prospective territoriale[6] et le cours de Communication territoriale[7] dispensé simultanément à la faculté d'Architecture de Montevideo et à l'Institut d'Urbanisme de Paris.

Revenons rapidement sur l'histoire de la  plus grande vague de métissage qui affecta toute la planète depuis les temps préhistoriques et arrêtons nous sur le continent eurasiatique.

 Des déserts de l'Asie centrale migrèrent des millions de nomades vers le grand Ouest, bouleversant le lent développement des races primitives installées sur leurs parcours, de l'Oural à la pointe du Finistère de Bretagne.

Curieusement ces nomades, qualifiés de «barbares», étaient porteurs de cultures originales et très différentiées. Il a fallu l'installation, le développement et l'organisation de l‘Empire Romain pour non seulement interrompre ces «invasions», mais surtout pour organiser un métissage culturel qui est à l'origine de sa puissance impériale et de son prodigieux développement culturel et politique. La construction du «Limes» par les armées romaines, à travers l'Europe, pour contenir et intégrer les vagues de migrations, est donc une première sorte de frontière qui répond le mieux à la définition du philosophe Jean-Luc Nancy. La stratégie géopolitique de l'Empire romain est bien la naissance de celle de l'Occident, laquelle inspire encore aujourd'hui le concert des grandes puissances occidentalisées, malgré les affrontements meurtriers qui en constituent l'essentiel de l'histoire depuis deux siècles.

À l'image des Romains, les puissances européennes se sont affrontées, en perfectionnant le système de frontières.

L'histoire des cartographies des différentes formes des limites politiques du Monde Occidental, donne une image claire des conflits, des affrontements et des modes de colonisations des puissances successives, qui prétendirent, à chaque époque, dominer le monde en dominant l'Europe.

Malheureusement c'est sur ces mêmes frontières, ces fractures territoriales, que vinrent mourir des millions d'hommes, mais c'est aussi sur ces mêmes lignes de fractures que se sont organisées des confrontations pacifiques, mais trop souvent éphémères, tant les enjeux économiques, culturels et religieux s'accompagnaient de violences politiques et de haines irréductibles.

Jean-Luc Nancy affirme, malgré tout, que «la figure frontalière est l'instrument et le lieu d'une dialectique du partage et du passage».

Ne revenons pas sur la saga des affrontements européens et sur l'heureuse fin fondée par la célèbre rencontre de Charles de Gaulle et de Konrad Adenauer, et poursuivons notre pérégrination à la découverte d'Entre-Deux historiques, actuels ou en gestation.

La découverte de l'Uruguay et de Montevideo, fut pour moi une heureuse surprise. Et ma formation d'historien m'invita à tenter de comprendre mieux cette création géopolitique singulière, au sein du continent sud-américain, dont l'histoire coloniale ne peut renier ses racines et ses fondements culturels Occidentaux.

Clin d'œil de l'histoire: L'Uruguay et la Belgique furent déclarées indépendantes, à la même période et au cours de négociations présidées par le même Lord anglais.

Il n'en fallait pas plus pour faire le lien avec la mise en place du Mercosur, dont le siège administratif est installé à Montevideo et la création de l'Union Européenne autour de son «Entre-Deux Capitale», Bruxelles.

La similitude des histoires de ces deux grandes villes ne peut qu'inciter à formaliser ce statut d'Entre-Deux, non encore pérennisé, au regard de leurs propres histoires régionales tourmentées

Au cours de cette conférence, d'autres propos furent tenus, bien au-delà du nouveau tandem Uruguay-France.

L'actualité nous invite à y revenir, dans la mesure où ce concept peut prendre des formes diverses, qui doivent nous contraindre à construire, d'une manière plus rigoureuse, le concept lui-même, ses méthodes d'investigation et d'évaluation.

Ainsi, depuis la nuit des temps, le Bassin Méditerranéen est un espace particulier dans la mesure où son histoire millénaire tumultueuse n'est que guerres, massacres, enchevêtrement de frontières, dépeçages d'espaces, déplacements de populations, esclavages, génocides.

Malgré cela, ce bouillon de culture méditerranéen se caractérise par une grande dynamique économique, culturelle et religieuse. L'histoire tragique de cette région est intimement liée à ses mêmes richesses humaines, tant technologiques qu'économiques, mais affichées et proclamées et répandues, souvent de force, à travers la planète;

Aux mêmes causes, les mêmes effets.

Ces affrontements permanents, dont l'histoire comptabilise les drames et les fractures, n'empêchent pas les tentatives et les volontés de sortir de ce dilemme infernal sur l'ensemble de la planète. Ces dernières, trop souvent impuissantes et vaines, nous confirment qu'il est naïf, voire angélique que de ne considérer que les aspects pacifiques en ne tenant pas compte de la «géohistoire», qui ne peuvent se réguler naturellement et idéologiquement, tant sont différentes et singulières les réalités culturelles et les civilisations.[8]

Les exemples de l'Uruguay et de la Belgique sont encore trop singuliers pour pouvoir construire un système universel. Au cours de cette conférence nous avons survolé d'autres réalités de territoires déchirés en quête de reconstruction, qui potentiellement pourraient relever de ce statut de l'Entre-Deux.

Je suis très attaché, pour des raisons familiales au Québec. Pour moi, cette province canadienne est doublement un Entre-Deux: le premier avec la France et le second, plus complexe avec les USA, le grand voisin de ce Canada dont la culture est plus anglo-saxonne et française qu'américaine. Il ne semble pas que le Québec soit préparé pour jouer pleinement ce nouveau rôle, tant sont vives et douloureuses ses luttes ancestrales pour son identité. Cette longue, trop longue quête, se traduit par une modification profonde de sa population francophone, qui devient minoritaire dans sa province, d'une manière progressive et irréversible.

Or l'environnement du Québec se transforme très rapidement. Montréal n'est plus la capitale économique du Canada et cette ville devient la plus multiethnique de l'Amérique du Nord. 74% des Québécois n'envisagent plus la séparation du Québec possible, mais 82% pensent que le Québec est une société distincte du Canada (Sources: Institut Angus Reid ,2009).

C'est ce dernier constat démographique, qui permet cependant d'imaginer la possibilité de d'un Entre-Deux, entre l'Amérique du Nord et la nouvelle Europe, dont Montréal deviendrait l'épicentre.

L'histoire riche et mouvementée du Moyen-Orient, ce berceau de l'Occident, est inséparable de l'univers méditerranéen. Cette expression latine «Mare Nostrum», délimite un Entre-Deux historique connu pour être riche en expériences avortées d'Entre-Deux: Beyrouth, Carthage, Athènes, Alexandrie, la Mésopotamie, Venise, Constantinople et Jérusalem, etc.

Ne retenons que deux cas de figures, lesquels sont liés, pour partie, dans une histoire croisée et singulière: Istanbul et Jérusalem.

Constantinople a joué de fait, par plusieurs fois dans son histoire, le rôle prémonitoire d'Entre-Deux. De l'autre côté de la Corne d'Or, face à Istanbul, (la Constantinople moderne) c'est officiellement «l'Asie» pour les «stambouliotes» et le pays réel de la Turquie. Mais à l'ouest du Bosphore, c'est la limite orientale de l'Europe. De nombreuses régions d'Europe centrale, en bordure du Danube, portent les traces encore vives de l'influence et de l'occupation de l'empire Byzantin et de l'empire Ottoman.

Un  autre détail: c'est la Turquie qui a imposé, pour la première et la dernière fois à Jérusalem, un statut de capitale des trois religions du Livre, un Entre-Deux qu'on aimerai revoir aujourd'hui. Mais c'est Kemal Atatürk, qui fonda la première république laïque dans un pays à dominante musulmane et accorda aux femmes le droit de vote dés 1930, (alors que la France, ironie de l'histoire, a attendu 1945 pour l'institutionnaliser).

L'histoire et la position géopolitique d'Istanbul lui confèrent, de fait aujourd'hui, naturellement le statut de «Territoire de l'Entre-Deux». Les puissances occidentales cherchent, par tous les moyens, pour faire en sorte que, sans s'immiscer «trop ouvertement !» dans les problèmes de l'ensemble du Moyen-Orient, qu'Istanbul reste un lieu dont la neutralité peut s'apparenter, à terme, à une forme de Territoire de l'Entre-Deux.

Dans l'extraordinaire et légendaire histoire de Jérusalem, ne retenons que la Ville Sainte, celle qui abrite, depuis deux siècles, la plus grande diversité des cultes de la grande famille du monothéisme. La seule lecture des trois versions du «Livre» (la Bible, la Thora et le Coran), donne un aperçu de cette quête inconsciente, permanente  et plurielle, d'un Entre-Deux culturel et cultuel à vocation universelle. Jérusalem aurait dû être la matrice de ces espaces d'Entre-Deux, répartis sur toute la surface de la terre et garantissant une régulation pacifique et réaliste des forces vives qui composent la planète. Mais si l'actualité nous interdit de rêver, elle ne nous interdit pas de réfléchir.

Au cœur du Moyen Orient, la Palestine fut, pendant des siècles, un enjeu géostratégique, impliquant toutes les velléités impérialistes des nombreuses cultures et civilisations qui l'occupèrent ou la traversèrent.

Il est vrai que cette petite région fut un carrefour obligé entre les puissances du nord (en particuliers, les Perses, les Grecs, les Ottomans et les Francs)  et celles du sud (L'Egypte pour l'essentiel, les peuples arabes et l'Islam) pendant des millénaires et que les échanges commerciaux terrestres, se sont maintenus jusqu'à l'ouverture du canal de Suez en 1869.

Au VIIe siècle, le Calife Omar, qui domina toute cette région lors de l'expansion ottomane et musulmane, imposa aux religions principales, présentes dans l'enceinte de Jérusalem, un  règlement de paix pour en finir avec ces guerres et ces massacres. Ayant une confiance toute relative dans les autorités religieuses chrétiennes, très puissantes à l'époque, il décida que le Saint Sépulcre, fortifié comme le futur Vatican, devait fermer ses portes la nuit pour des raisons de sécurité. Mais les clefs, une fois la fermeture exécutée, devait être remises à une famille musulmane, nommée et protégée par le Calife et résidant à l'extérieur du périmètre du Saint Sépulcre. Cette tradition est encore respectée aujourd'hui.

Image Sainte peut-être, mais belle métaphore de l'Entre-Deux!

On peut rapidement survoler la planète aujourd'hui pour repérer d'autres Territoires présentant des caractéristiques historiques et géostratégiques proches, voire semblables: Budapest ,Venise, Trieste, Gênes, Marseille, Rotterdam, les Pays Baltes, la Sicile, Hong-Kong, Tanger, Bangkok...

Ce grand et rapide «travelling» planétaire implique, pour avancer, de mieux connaître ces lieux et leurs histoires. Beaucoup d'entre eux furent le théâtre de batailles meurtrières, afin de préserver leurs singularités culturelles, religieuses, économiques, géographiques et géostratégiques.

Nous avons imaginé, au cours de cette conférence, qu'une fois précisés grossièrement les enjeux et les méthodes, il serait utile de faire se rencontrer les institutions culturelles et universitaires des entités géographiques retenues. L'objectif est d'approfondir les connaissances spécifiques des différents sites afin de construire une véritable Charte de l'Entre-Deux, ouverte aux débats et impliquant Etats et Institutions internationales, quelles que soient nos réserves ou nos divergences historiques, voire idéologiques.

On peut avancer que malgré nos modestes connaissances, les histoires de ces nombreux lieux traduisent des réalités souvent occultées par les histoires des pays qui les concernent, mais aussi par la Grande Histoire. Ces fragments d'histoires sont souvent des témoignages de l'inimaginable, ceux des formes et des processus de métissages, qui, malgré les drames, progressent inéluctablement à travers les ruines des pouvoirs temporels orgueilleux, égoïstes et pourtant ô combien vulnérables. Il est donc important de reconnaître qu'à chaque époque, ces lieux de résistances se sont souvent ouverts aux victimes de ces catastrophes récurrentes et que parfois certaines d'entre elles se sont transformées en «Entre-Deux» transitoires. Retenons l'exemple des villes de La Haye et d'Amsterdam qui, en Europe, de la Renaissance au Siècle des Lumières, offrirent un Entre-Deux de liberté de penser, d'écrire et surtout d'éditer, pour de nombreux philosophes et intellectuels, qui n'eurent pas l'heur de plaire aux grands de ce monde, occupés à se battre entre Protestants, Réformistes, Papistes et les différentes obédiences d'origines chrétiennes. Le personnage le plus célèbre, critiqué par les théologiens des trois monothéismes, fut sans nul doute Spinoza, qui trouva refuge en Hollande et en Angleterre.

 Genève, fut aussi un refuge de personnages poursuivis par la police du roi de France, autour de la figure de Voltaire. Mais Londres et Paris furent, en leur temps, des refuges temporaires et prémonitoires du statut de l'Entre-Deux.

Peut-on, malgré tout, imaginer des lieux permanents d'identité plurielle, créant un réseau planétaire porteur de nouvelles altérités multiculturelles, pacifiques et ouvertes?

Peut-on encore aujourd'hui, avancer dans l'imaginaire utopique, en oubliant les désastres historiques des innombrables tentatives naïves ou cruelles des aventures idéologiques, de toutes natures, philosophiques ou religieuses?

Le monde change: la vitesse de métissage de la planète, l'interdépendance économique généralisée des Etats, les progrès dans la lutte contre l'analphabétisme et les maladies, les migrations contraintes (on estime à 300 millions le nombre de réfugiés errant sur la planète à la recherche de lieux offrant hospitalité et sécurité), les techniques de communications, la croissance et la divulgation des connaissances...

 Bien d'autres transformations technologiques et culturelles se manifesteront à court terme, car nous ne pouvons oublier aujourd'hui, les futurs combats collectifs pour la préservation de notre planète.

Toutes ces réalités récentes et futures bouleversent notre vision du monde, mais ne peut effacer le spectre des souffrances récurrentes, dont beaucoup surgissent aux tournants culturels de l'histoire de l'humanité. Il y a urgence à répondre à cet état du monde et de nous permettre d'introduire dans cette démarche utopique une bonne dose de réalisme.

Cette quête de lieux d'exception n'est en fait pas nouvelle. Les hommes cherchent toujours des lieux en marges des règles qui régissent le monde. Mais pour beaucoup, ces initiatives sont ou trop naïves ou malsaines.

Aujourd'hui ces espaces «neutres» se nomment «paradis fiscaux», «zones humanitaires», «no man's land» militaires, judiciaires, nucléaires, sanitaires, pénitentiaires, cultuels, ethniques.

Nombre d'entre ces lieux sont créés, promus et contrôlés par les grandes puissances économiques avec la complaisance des Institutions Internationales.

L'actualité de la crise financière lève le voile sur l'imagination sans bornes des acteurs économiques et de leurs capacités à exploiter et à entretenir des formes perverses d'Entre-Deux, bien nommés «paradis fiscaux».

Les paradis fiscaux sont de plusieurs sortes:

a) Les vrais faux paradis fiscaux: les îles Caïmans par exemple, qui ne sont autres que les repaires des flibustiers et des pirates d'hier et d'aujourd'hui.

b) Les faux vrais paradis fiscaux: Luxembourg, Monaco, Andorre, Lichtenstein pour ne citer que ceux qui exercent dans le périmètre de l'Union Européenne, avec la bénédiction historique des principales places financières de l'U E.

c) La Confédération Helvétique: dont le statut historique de pays neutre, ne repose que sur l'accumulation sécuritaire des dépôts de toutes les fortunes de la planète, réelles ou frauduleuses, provoquées par les crises économiques, politiques, culturelles et dictatoriales de la planète.

Si ces paradis fiscaux ont la particularité d'occuper des espaces géographiques réels mais discrets et protégés, une nouvelle sorte de paradis fiscaux se développe à l'intérieur même des institutions financières des grandes nations économiques. Ces «zones virtuelles d'Entre-Deux» se développent rapidement grâce à la dématérialisation progressive de la monnaie et des transactions financières, illustrée par la crise actuelle et favorisée par la progression rapide des technologies numériques et des techniques de communications.

Ces dernières considérations devraient nous rendre pessimiste à vouloir, d'une manière pragmatique, inventer des espaces protégés des dégâts tant humains que technologiques et numériques. Toutes les grandes mutations et innovations qui modèlent notre planète sont ambivalentes et déclenchent des processus qui tout à la fois prennent des formes négatives et simultanément positives. C'est, d'une manière triviale, la nature du combat humain.

Mais rien ne s'oppose à ce que des résistances positives puissent s'exprimer, s'organiser, et s'enraciner dans des Territoires de l'Entre-Deux.

De la clé du Saint Sépulcre, garant de la pacification des Lieux Saints de Jérusalem, à la démilitarisation volontaire du Costa-Rica, pour le bien-être d'un pays pauvre, en passant par des formes modernes de gestion et de management, d'organisation et de gouvernance, il faut mettre en évidence de nouveaux systèmes financiers et monétaires préfigurés, aujourd'hui par le modeste développement des placements éthiques, solidaires et d'épargne alternative... Rien ne nous empêche de passer, dés aujourd'hui, du rêve à la réalité, mais du côté positif et salutaire du combat humain universel.

Les Territoires de l'Entre-Deux ne peuvent pas n'être que des succursales des Institutions Mondiales impuissantes à inventer et à anticiper sur les évolutions du monde, mais elles ne peuvent se passer de leurs capacités de moyens de protection, d'expérimentation, d'initiatives et de vocations universelles.

Comme toujours, dans l'histoire du monde, les innovations, les nouvelles formes de modes de gestions et de gouvernances sont en générale discrètes et limitées, dans l'espace et le temps, et relèvent de paramètres culturels singuliers. C'est ainsi que nous revenons naturellement au début de cet exposé et des prolégomènes d'une nouvelle culture: «la règle de trois unités, de temps, de lieu et d'action.»

Mais il faut aussi donner du temps au temps, disait François Mitterrand. Mais il faut en donner encore plus à l'Histoire tout simplement, car il est urgent de lancer des expérimentations en vraies grandeurs, compte tenu bien évidemment, du temps long historique et de ses balbutiements.

Paris, avril 2010.

Notas

* Professeur d'Histoire et de Géographie au Lycée de Rouen. Directeur de la première Agence d'Urbanisme de France (1965 /1975). Co-responsable et animateur du Groupe de Prospective Appliquée du Ministère de l'Equipement et de la Caisse des dépôts (1975 1982). Directeur de la communication interne du Crédit Local de France. Refondateur et directeur, avec Thierry Paquot, de la nouvelle revue URBANISME. Président de l'Institut d'Urbanisme de Paris, et enseignant de l'Université Paris XII. Consultant international. Membre du Conseil d'Administration d'URBAMET

[1] «Humanités»: Programme d'enseignement inspiré de la culture latine et ecclésiastique à partir du Moyen-Age et dont l'université emblématique était la Sorbonne de Paris.

[2] «Pierre Philosophale»: Formule magique, issue des sciences occultes et de l'alchimie du Moyen-Age occidental.

[3] «Géohistorique comparée»:Thème familier, dans l'ensemble des travaux, publications et cours de Thierry Paquot. Philosophe, Professeur à l'Institut d'Urbanisme de Paris, Rédacteur en chef de la revue internationale. URBANISME.

[4] «Lime» Ligne de fortifications romaines, plus ou moins continue, bordant certaines frontières européennes de l'Empire, dépourvues de défenses naturelles, face aux «barbares».

[5] «Chronotopie» Thiery Paquot: Revue URBANISME: Pour un urbanisme chronotopique, n° 365, avril2009

[6] «Prospective territoriale» Carina Nalerio: Thèse de doctorat de la Sorbonne Paris, et professeur à la Faculté d'Architecture et d'urbanisme de Montevideo.

[7] «Communication territoriale» Bernard Ecrement: Cours d'initiation à la Communication Territoriale, IUP Paris et Faculté d'Architecture et d'Urbanisme de Montevideo.

[8] Lacoste, Yves. Géopolitique, La longue histoire d'aujourd'hui. Editions Larousse. 2006.